«La différence entre le politicien et l’homme d’Etat est la suivante : le politicien pense à la prochaine élection ; l’homme d’Etat, à la prochaine génération.» (James Freeman Clarke)
Rien ne changera en Afrique et dans les relations que le continent entretient avec ses bourreaux d’hier et d’aujourd’hui tant que les hommes politiques, une fois arrivés à la tête des Etats africains, continueront de privilégier la conservation du pouvoir au détriment de la mise en application de l’idéologie qui les a poussés à la conquête de celui-ci.
Ballon d’essai
Quelques semaines avant l’adresse dakaroise musclée du président de la République française à l’endroit de la jeunesse africaine s’est tenu à Abidjan, sous l’égide d’une certaine Fondation nationale des Sciences Politiques de Côte d’Ivoire, un colloque ayant pour thème «Après les élections présidentielles : quelle politique africaine pour la France ?».
Au-delà de l’aliénation des organisateurs reflétée à travers l’intitulé même de cet événement, c’est surtout le profil des participants qui a suscité, plus que des interrogations, une gêne certaine parmi tous ceux qui ont fait leur le combat pour l’émancipation de la Côte d’Ivoire et de l’Afrique des chaînes coloniales françaises. Pourquoi un Voho Sahi, un Affi Nguessan ou un Alain Toussaint, réputés proches du président Gbagbo, sont-ils allés se compromettre dans ce raout, lors duquel ils ont, en toute passivité, accepté de se laisser insulter et ridiculiser par l’ambassadeur de France André Janier ?
A posteriori, le colloque de l’autoproclamé think tank «indépendant» apparaît comme l’avant-première du discours de Nicolas Sarkozy à l’Université Cheick Anta Diop de Dakar. Mais comment cela a-t-il pu se produire ? Les dieux seraient-ils tombés sur la tête en Eburnie ? Comment ne pas éprouver un profond désenchantement en observant l’inexorable naufrage de la Côte d’Ivoire qui, alors qu’elle vient de fêter le 47ème anniversaire de son «indépendance», est en passe de devenir un des exemples les plus frustrants de l’échec d’un magnifique mouvement de libération qui avait pris corps avec l’accession de Laurent Gbagbo à la magistrature suprême en 2000 ? Explications.
La guerre a bon dos, finalement
Il y a en l'être humain une part d'horreur qui se libère lorsque l'impunité s'empare d’un pays. Dès lors que, comme cela est aujourd’hui le cas en Côte d’Ivoire, n’importe qui peut faire n’importe quoi sans être sanctionné, toutes les espérances d’émancipation deviennent caduques.
Il est impossible que le président de la République ne perçoive pas ce que tout le monde voit, à moins qu’il ne soit totalement déconnecté de la réalité, ce qui serait loin d’être rassurant pour ses concitoyens. Son entourage le plus proche s’adonne au trafic d’influence, à la corruption généralisée, aux détournements de fonds sans qu’il ne se sente interpellé à réagir. Empêtré dans des manœuvres politiciennes, le chef de l’Etat ne peut apparemment se résoudre à trancher dans le vif. Alors que les militaires loyalistes laissent de plus en plus ouvertement éclater leur insatisfaction, les grèves et revendications succèdent les unes aux autres dans les services publics (médecins, enseignants, commerçants etc.) tandis que la déliquescence des mœurs et du système éducatif s’accroît. Les rues et trottoirs d’Abidjan croulent sous des tonnes d’ordures ménagères, intoxiquant les populations de la capitale aussi sûrement que les déchets toxiques déversés au bord de la lagune Ebrié il y a très exactement un an, avec la complicité ou grâce à l’incompétence de hauts responsables de la place, qui ont presque tous été maintenus à leurs postes après des suspensions homéopathiques.
La glorification inconditionnelle des rebelles a envoyé des signaux sans équivoque aux jeunes générations. «Tue, et tu seras récompensé». «Prends les armes contre tes concitoyens, et tu deviendras premier ministre». «Viole, pille et n’apprends rien à l’école, et les représentants des plus hautes institutions te recevront chez eux et te feront de grands sourires lors de manifestations officielles». Cette situation est d’autant plus cauchemardesque que l’apologie de la médiocrité et de la barbarie observée actuellement en Côte d’Ivoire est prônée par des individus qui se sont eux-mêmes toujours battus sans faire usage de violence.
L’«arrosage financier» d’opposants sans envergure et qui ne représentent absolument aucun danger pour le président est une pratique que les Ivoiriens n’ont pas souhaité voir perdurer lorsqu’ils ont porté Gbagbo à la tête de l’Etat. Le voir s’y adonner à cœur joie est une désillusion immense. L’érection de Guillaume Soro en partenaire privilégié du «dialogue direct» alors que ce dernier ne représentait plus rien et était en train de prendre la poudre d’escampette en est un exemple patent. Ceci expliquant par ailleurs les difficultés rencontrées dans la mise en œuvre de l’Accord de Ouagadougou, notamment en ce qui concerne le désarmement, l’actuel premier ministre se révélant être une coquille vide au poids quasi négligeable au sein de la rébellion. Que dire des centaines de millions de francs CFA généreusement octroyés par le président de la République aux déserteurs du RDR (Zémogo Fofana) ou de l’UDPCI (Noutoua Youdé), alors que ces formations politiques avaient déjà auparavant été laminées par les campagnes de la Paix menées par certains leaders patriotes ? Pendant ce temps, les populations ordinaires continuent de tirer le diable par la queue, au nom d’une guerre qui a finalement bon dos et qui ne cause pas le malheur de tout le monde.
Les mains sales
A force d’avoir voulu personnaliser la crise, Laurent Gbagbo se retrouve aujourd’hui seul en première ligne. Son refus de sanctionner les prédateurs qui lui sont proches décrédibilise totalement le parti qu’il présidait lors de son élection et entame sérieusement l’aura dont il a bénéficié quand son ardeur à lutter contre le néocolonialisme français ne s’était pas encore volatilisée. Aujourd’hui, même le président camerounais Paul Biya, au curriculum pourtant peu reluisant et dont le pays est synonyme de corruption et de systèmes mafieux, a meilleure image que Laurent Gbagbo. Paul Biya a fait arrêter des ministres, directeurs généraux de sociétés d’Etat et autres hauts fonctionnaires pour corruption. Un des amis les plus proches de la première Dame, l’ancien directeur général du Fonds spécial d'équipement et d'intervention intercommunale (FEICOM), vient d’être condamné à cinquante (50) ans de prison pour des détournements se chiffrant à plusieurs milliards de francs CFA. Le ministre des mines et de l’énergie, cacique du régime, a été arrêté alors qu’il était en fonction et croupit depuis maintenant plus d’un an et demi derrière les verrous.
Ce genre d’opération «mains propres» est indispensable pour rétablir la confiance entre le peuple et le chef de l’Etat d’une part, et les investisseurs et l’Etat de Côte d’Ivoire d’autre part. En fermant les yeux sur la réalité certes peu affriolante qui l’entoure, Laurent Gbagbo ne se donne pas un beau rôle. Il est des moments où il devient essentiel de réduire les choses à leur plus simple expression. Johnnie Cochran, l’avocat qui a défendu avec succès O.J. Simpson, l’ex star du football américain accusé de double meurtre, a donné un exemple frappant des raccourcis qui sont parfois nécessaires pour illustrer des situations pouvant de prime abord paraître très complexes. «If the glove doesn’t fit, then you must acquit», avait-il exigé lors du procès en 1995, devant les difficultés flagrantes qu’éprouvait l’accusé à revêtir les gants dont s’était servi l’assassin. Transposé à la situation ivoirienne, cela signifie simplement que si Gbagbo ne sanctionne pas, c’est donc qu’il cautionne.
La révolte, à terme, a revêtu les habits des satrapes contre lesquels elle s’est érigée
Il serait inopportun d’affirmer que la situation actuelle de la nation éburnéenne a été de tout temps souhaitée par le président de la République. En effet, nul ne peut nier que, juste après son accession au pouvoir, il a tenté de casser le joug colonial français en ouvrant le marché ivoirien, jusque là exclusivement réservé aux entreprises gauloises, aux investisseurs locaux et étrangers les mieux-disants. Il a également fait preuve de détermination lorsqu’au début du conflit, en 2002, il a entrepris les démarches nécessaires pour mettre en échec les assaillants. Mais beaucoup d’eau a coulé sous les ponts depuis lors. Le président Gbagbo, autrefois icône de la lutte contre l’impérialisme français, est aujourd’hui en passe de devenir le co-auteur du naufrage de la nation ivoirienne. Question de caractère ? Toujours est-il que Laurent Gbagbo a renoncé. Il a renoncé à aller au bout de sa logique de libération d’antan. Il a renoncé à affronter l’oppresseur. Il a renoncé à extraire le pays du nauséabond système françafricain. Il a renoncé à mettre en place les mécanismes nécessaires à une bonne gestion de l’Etat ivoirien. Il a renoncé à s’entourer d’hommes compétents et loyaux, comme si ces deux qualificatifs s’excluaient de facto et qu’un choix s’imposait entre savoir faire et fidélité.
Mais quelle malédiction amène donc les dirigeants africains, aussi bien les marionnettes décérébrées à la solde de Paris que ceux qui, pour des raisons difficiles à appréhender, ont fait le choix d’abandonner leur originel combat anti-impérialiste, à assurer une bonne et heureuse retraite à tous les anciens colons à la reconversion réussie, embusqués ici et là dans des multinationales comme Bolloré, Total, Areva, Orange et dont l’existence est connue et démultipliée à l’infini grâce à leur tacite et sournoise collaboration ?
C’est ainsi que l’on observe que des idéalistes, confrontés à des circonstances «favorables», se transforment en tyrans et perpétuent les us de ceux qu’ils ont combattus. Avant de mettre de côté les ambitions de développement qu’il nourrissait pour son pays, Gbagbo avait eu le courage de vouloir abolir le statut de chasse gardée hexagonale dont était estampillée la Côte d’Ivoire. Mais cela est bien loin. Le contrat d’exploitation de la SODECI (Société de Distribution d’Eau de la Côte d’Ivoire) propriété du groupe Bouygues, arrive sous peu à expiration et doit être renégocié. Les observateurs avertis prévoient déjà, comme lors de la rocambolesque attribution du terminal à conteneurs du Port d’Abidjan à Bolloré, le renouvellement de gré à gré du contrat au profit de l’entreprise française, dont les moindres représentants de passage à Abidjan sont toujours reçus avec moult égards par le président de la République de Côte d’Ivoire.
Changer les idées d’une époque est plus aisé que de faire évoluer ses propres idées
Le statut de révolutionnaire ne se décrète pas, il se conquiert par la force des actes posés. Recevoir Muammar Kadhafi, s’entretenir avec Mahmoud Ahmadinejad ou poser sur une photo à côté de Paul Kagame ne fait pas de Laurent Gbagbo un révolutionnaire. Il acquerra cette étiquette le jour où il aura le courage d’entreprendre des actions en adéquation avec les discours hâbleurs auxquels il s’adonne avec une efficacité déclinante. La crédibilité de Laurent Gbagbo a souffert des compromissions inexpliquées auxquelles il continue de se livrer, en dépit du bon sens. Ne pas réclamer le départ de la force d’occupation française Licorne et du 43ème BIMA s’assimile, même pour les plus ardents partisans de Gbagbo, à une veulerie. Faire annoncer par ses services un coup de fil nocturne du très agité président français comme une victoire politique est à tout le moins risible. La tolérance, voire la bienveillance à l’égard des rapaces corrupteurs et spoliateurs, qu’ils soient refondateurs, ivoiriens ou français, est blasphématoire.
Le président de la République ivoirienne, Laurent Gbagbo, apparaît de plus en plus coupé de sa base. Le temps où il arrivait à faire croire à ses partisans que toutes les reculades, génuflexions et transactions douteuses faisaient partie de sa grande et nébuleuse stratégie pour la libération de la Côte d’Ivoire est révolu. A force d’avoir clamé partout et sur les tons les plus dictatoriaux que la guerre est finie, il se retrouve aujourd’hui au pied du mur. Le temps des beaux discours et des cérémonies symboliques à coup de 800 millions de francs CFA est terminé. Bien sûr, Gbagbo dispose encore de soutiens qui croient en sa bonne foi. Mais leur nombre rétrécit comme peau de chagrin jour après jour. L’unique solution consiste à réagir et à sanctionner ceux qui le méritent. Le chef de l’Etat doit prendre les décisions politiques et économiques qui s’imposent pour libérer le pays de l’étau françafricain qui le strangule. La France a tenté de le renverser et a fort heureusement échoué. Par contre, Gbagbo, en laissant faire et en encourageant la gabegie ambiante, s’expose au courroux du peuple ivoirien. Celui-là même qui le châtiera aux prochaines élections, qu’il a à présent toutes les raisons de craindre, ce qui n’était pas le cas ces dernières années.
Alors, un peu comme George Bush qui agite la rumeur d’une prochaine attaque terroriste d’Al-Qaida sur les Etats-Unis chaque fois qu’il est en difficulté sur le plan intérieur, le pouvoir FPI ressort aujourd’hui de ses tiroirs le spectre d’un imminent coup d’Etat fomenté par la France et ses vassaux du RHDP, pour essayer de remobiliser sa base durement éprouvée et ayant perdu confiance quant aux capacités et à la volonté du président de la République de sortir de la crise et d’appliquer les principes d’une bonne gouvernance. Difficile cependant de convaincre l’opinion du bien-fondé de ces accusations lorsque l’on s’entête à nager à contre-courant de la volonté populaire qui exige depuis belle lurette le départ des troupes françaises de Côte d’Ivoire, et que l’on déplore à mots couverts n’avoir «pas encore reçu d’invitation» pour une visite officielle en France qui n’est pas exclue de l’ordre du jour, comme l’a confirmé Laurent Gbagbo dans une interview accordée à la télévision sud africaine SABC la semaine dernière.
Fin d’une love story
La Côte d’Ivoire a aujourd’hui besoin d’être dirigée par des hommes intègres et courageux. Des hommes qui ne se compromettent pas par des manœuvres politiciennes visant la préservation de leur pouvoir à n’importe quel prix. Parce que finalement, ce n’est pas Laurent Gbagbo et la clique de prédateurs qui l’entoure qui ont payé et continuent de payer le prix fort de cette crise qui s’éternise déraisonnablement. Les plus grandes victimes, – au-delà de ceux et celles qui ont perdu leurs vies et que le chef de l’Etat n’a d’ailleurs jusqu’ici pas trouvé bon d’honorer, alors qu’il n’a éprouvé aucune difficulté à décorer des rebelles (morts ou vivants) –, sont les populations ivoiriennes.
La loyauté à la République n’implique en aucune façon le devoir de faire inconditionnellement allégeance à Laurent Gbagbo, n’en déplaise à l’occupant du Palais du Plateau. Les tendances monarchiques du président sont dangereuses. Aujourd’hui, quiconque s’autorise à critiquer le chef de l’Etat ou même à s’interroger sur les tenants et aboutissants de ses décisions est soupçonné voire accusé de tentative de déstabilisation. Du pur bushisme, maccarthysme exponentiel. Si tu n’es pas avec moi, tu es contre moi. En lieu et place de la conviction et de la persuasion, le régime actuellement au pouvoir en Côte d’Ivoire a dorénavant recours à la coercition et aux diktats. Triste bilan, pour des gens qui ont toujours clamé placer la liberté d’expression et la liberté intellectuelle au-dessus de tout.
Laurent Gbagbo, qui avait pourtant réussi à fédérer massivement autour de lui tous les adeptes de la Renaissance du continent noir, semble bel et bien être définitivement sorti du schéma de construction d’une Afrique nouvelle, digne et libre. Côte d’Ivoire, yako !
Mahalia Nteby. Grioo forum.
Rien ne changera en Afrique et dans les relations que le continent entretient avec ses bourreaux d’hier et d’aujourd’hui tant que les hommes politiques, une fois arrivés à la tête des Etats africains, continueront de privilégier la conservation du pouvoir au détriment de la mise en application de l’idéologie qui les a poussés à la conquête de celui-ci.
Ballon d’essai
Quelques semaines avant l’adresse dakaroise musclée du président de la République française à l’endroit de la jeunesse africaine s’est tenu à Abidjan, sous l’égide d’une certaine Fondation nationale des Sciences Politiques de Côte d’Ivoire, un colloque ayant pour thème «Après les élections présidentielles : quelle politique africaine pour la France ?».
Au-delà de l’aliénation des organisateurs reflétée à travers l’intitulé même de cet événement, c’est surtout le profil des participants qui a suscité, plus que des interrogations, une gêne certaine parmi tous ceux qui ont fait leur le combat pour l’émancipation de la Côte d’Ivoire et de l’Afrique des chaînes coloniales françaises. Pourquoi un Voho Sahi, un Affi Nguessan ou un Alain Toussaint, réputés proches du président Gbagbo, sont-ils allés se compromettre dans ce raout, lors duquel ils ont, en toute passivité, accepté de se laisser insulter et ridiculiser par l’ambassadeur de France André Janier ?
A posteriori, le colloque de l’autoproclamé think tank «indépendant» apparaît comme l’avant-première du discours de Nicolas Sarkozy à l’Université Cheick Anta Diop de Dakar. Mais comment cela a-t-il pu se produire ? Les dieux seraient-ils tombés sur la tête en Eburnie ? Comment ne pas éprouver un profond désenchantement en observant l’inexorable naufrage de la Côte d’Ivoire qui, alors qu’elle vient de fêter le 47ème anniversaire de son «indépendance», est en passe de devenir un des exemples les plus frustrants de l’échec d’un magnifique mouvement de libération qui avait pris corps avec l’accession de Laurent Gbagbo à la magistrature suprême en 2000 ? Explications.
La guerre a bon dos, finalement
Il y a en l'être humain une part d'horreur qui se libère lorsque l'impunité s'empare d’un pays. Dès lors que, comme cela est aujourd’hui le cas en Côte d’Ivoire, n’importe qui peut faire n’importe quoi sans être sanctionné, toutes les espérances d’émancipation deviennent caduques.
Il est impossible que le président de la République ne perçoive pas ce que tout le monde voit, à moins qu’il ne soit totalement déconnecté de la réalité, ce qui serait loin d’être rassurant pour ses concitoyens. Son entourage le plus proche s’adonne au trafic d’influence, à la corruption généralisée, aux détournements de fonds sans qu’il ne se sente interpellé à réagir. Empêtré dans des manœuvres politiciennes, le chef de l’Etat ne peut apparemment se résoudre à trancher dans le vif. Alors que les militaires loyalistes laissent de plus en plus ouvertement éclater leur insatisfaction, les grèves et revendications succèdent les unes aux autres dans les services publics (médecins, enseignants, commerçants etc.) tandis que la déliquescence des mœurs et du système éducatif s’accroît. Les rues et trottoirs d’Abidjan croulent sous des tonnes d’ordures ménagères, intoxiquant les populations de la capitale aussi sûrement que les déchets toxiques déversés au bord de la lagune Ebrié il y a très exactement un an, avec la complicité ou grâce à l’incompétence de hauts responsables de la place, qui ont presque tous été maintenus à leurs postes après des suspensions homéopathiques.
La glorification inconditionnelle des rebelles a envoyé des signaux sans équivoque aux jeunes générations. «Tue, et tu seras récompensé». «Prends les armes contre tes concitoyens, et tu deviendras premier ministre». «Viole, pille et n’apprends rien à l’école, et les représentants des plus hautes institutions te recevront chez eux et te feront de grands sourires lors de manifestations officielles». Cette situation est d’autant plus cauchemardesque que l’apologie de la médiocrité et de la barbarie observée actuellement en Côte d’Ivoire est prônée par des individus qui se sont eux-mêmes toujours battus sans faire usage de violence.
L’«arrosage financier» d’opposants sans envergure et qui ne représentent absolument aucun danger pour le président est une pratique que les Ivoiriens n’ont pas souhaité voir perdurer lorsqu’ils ont porté Gbagbo à la tête de l’Etat. Le voir s’y adonner à cœur joie est une désillusion immense. L’érection de Guillaume Soro en partenaire privilégié du «dialogue direct» alors que ce dernier ne représentait plus rien et était en train de prendre la poudre d’escampette en est un exemple patent. Ceci expliquant par ailleurs les difficultés rencontrées dans la mise en œuvre de l’Accord de Ouagadougou, notamment en ce qui concerne le désarmement, l’actuel premier ministre se révélant être une coquille vide au poids quasi négligeable au sein de la rébellion. Que dire des centaines de millions de francs CFA généreusement octroyés par le président de la République aux déserteurs du RDR (Zémogo Fofana) ou de l’UDPCI (Noutoua Youdé), alors que ces formations politiques avaient déjà auparavant été laminées par les campagnes de la Paix menées par certains leaders patriotes ? Pendant ce temps, les populations ordinaires continuent de tirer le diable par la queue, au nom d’une guerre qui a finalement bon dos et qui ne cause pas le malheur de tout le monde.
Les mains sales
A force d’avoir voulu personnaliser la crise, Laurent Gbagbo se retrouve aujourd’hui seul en première ligne. Son refus de sanctionner les prédateurs qui lui sont proches décrédibilise totalement le parti qu’il présidait lors de son élection et entame sérieusement l’aura dont il a bénéficié quand son ardeur à lutter contre le néocolonialisme français ne s’était pas encore volatilisée. Aujourd’hui, même le président camerounais Paul Biya, au curriculum pourtant peu reluisant et dont le pays est synonyme de corruption et de systèmes mafieux, a meilleure image que Laurent Gbagbo. Paul Biya a fait arrêter des ministres, directeurs généraux de sociétés d’Etat et autres hauts fonctionnaires pour corruption. Un des amis les plus proches de la première Dame, l’ancien directeur général du Fonds spécial d'équipement et d'intervention intercommunale (FEICOM), vient d’être condamné à cinquante (50) ans de prison pour des détournements se chiffrant à plusieurs milliards de francs CFA. Le ministre des mines et de l’énergie, cacique du régime, a été arrêté alors qu’il était en fonction et croupit depuis maintenant plus d’un an et demi derrière les verrous.
Ce genre d’opération «mains propres» est indispensable pour rétablir la confiance entre le peuple et le chef de l’Etat d’une part, et les investisseurs et l’Etat de Côte d’Ivoire d’autre part. En fermant les yeux sur la réalité certes peu affriolante qui l’entoure, Laurent Gbagbo ne se donne pas un beau rôle. Il est des moments où il devient essentiel de réduire les choses à leur plus simple expression. Johnnie Cochran, l’avocat qui a défendu avec succès O.J. Simpson, l’ex star du football américain accusé de double meurtre, a donné un exemple frappant des raccourcis qui sont parfois nécessaires pour illustrer des situations pouvant de prime abord paraître très complexes. «If the glove doesn’t fit, then you must acquit», avait-il exigé lors du procès en 1995, devant les difficultés flagrantes qu’éprouvait l’accusé à revêtir les gants dont s’était servi l’assassin. Transposé à la situation ivoirienne, cela signifie simplement que si Gbagbo ne sanctionne pas, c’est donc qu’il cautionne.
La révolte, à terme, a revêtu les habits des satrapes contre lesquels elle s’est érigée
Il serait inopportun d’affirmer que la situation actuelle de la nation éburnéenne a été de tout temps souhaitée par le président de la République. En effet, nul ne peut nier que, juste après son accession au pouvoir, il a tenté de casser le joug colonial français en ouvrant le marché ivoirien, jusque là exclusivement réservé aux entreprises gauloises, aux investisseurs locaux et étrangers les mieux-disants. Il a également fait preuve de détermination lorsqu’au début du conflit, en 2002, il a entrepris les démarches nécessaires pour mettre en échec les assaillants. Mais beaucoup d’eau a coulé sous les ponts depuis lors. Le président Gbagbo, autrefois icône de la lutte contre l’impérialisme français, est aujourd’hui en passe de devenir le co-auteur du naufrage de la nation ivoirienne. Question de caractère ? Toujours est-il que Laurent Gbagbo a renoncé. Il a renoncé à aller au bout de sa logique de libération d’antan. Il a renoncé à affronter l’oppresseur. Il a renoncé à extraire le pays du nauséabond système françafricain. Il a renoncé à mettre en place les mécanismes nécessaires à une bonne gestion de l’Etat ivoirien. Il a renoncé à s’entourer d’hommes compétents et loyaux, comme si ces deux qualificatifs s’excluaient de facto et qu’un choix s’imposait entre savoir faire et fidélité.
Mais quelle malédiction amène donc les dirigeants africains, aussi bien les marionnettes décérébrées à la solde de Paris que ceux qui, pour des raisons difficiles à appréhender, ont fait le choix d’abandonner leur originel combat anti-impérialiste, à assurer une bonne et heureuse retraite à tous les anciens colons à la reconversion réussie, embusqués ici et là dans des multinationales comme Bolloré, Total, Areva, Orange et dont l’existence est connue et démultipliée à l’infini grâce à leur tacite et sournoise collaboration ?
C’est ainsi que l’on observe que des idéalistes, confrontés à des circonstances «favorables», se transforment en tyrans et perpétuent les us de ceux qu’ils ont combattus. Avant de mettre de côté les ambitions de développement qu’il nourrissait pour son pays, Gbagbo avait eu le courage de vouloir abolir le statut de chasse gardée hexagonale dont était estampillée la Côte d’Ivoire. Mais cela est bien loin. Le contrat d’exploitation de la SODECI (Société de Distribution d’Eau de la Côte d’Ivoire) propriété du groupe Bouygues, arrive sous peu à expiration et doit être renégocié. Les observateurs avertis prévoient déjà, comme lors de la rocambolesque attribution du terminal à conteneurs du Port d’Abidjan à Bolloré, le renouvellement de gré à gré du contrat au profit de l’entreprise française, dont les moindres représentants de passage à Abidjan sont toujours reçus avec moult égards par le président de la République de Côte d’Ivoire.
Changer les idées d’une époque est plus aisé que de faire évoluer ses propres idées
Le statut de révolutionnaire ne se décrète pas, il se conquiert par la force des actes posés. Recevoir Muammar Kadhafi, s’entretenir avec Mahmoud Ahmadinejad ou poser sur une photo à côté de Paul Kagame ne fait pas de Laurent Gbagbo un révolutionnaire. Il acquerra cette étiquette le jour où il aura le courage d’entreprendre des actions en adéquation avec les discours hâbleurs auxquels il s’adonne avec une efficacité déclinante. La crédibilité de Laurent Gbagbo a souffert des compromissions inexpliquées auxquelles il continue de se livrer, en dépit du bon sens. Ne pas réclamer le départ de la force d’occupation française Licorne et du 43ème BIMA s’assimile, même pour les plus ardents partisans de Gbagbo, à une veulerie. Faire annoncer par ses services un coup de fil nocturne du très agité président français comme une victoire politique est à tout le moins risible. La tolérance, voire la bienveillance à l’égard des rapaces corrupteurs et spoliateurs, qu’ils soient refondateurs, ivoiriens ou français, est blasphématoire.
Le président de la République ivoirienne, Laurent Gbagbo, apparaît de plus en plus coupé de sa base. Le temps où il arrivait à faire croire à ses partisans que toutes les reculades, génuflexions et transactions douteuses faisaient partie de sa grande et nébuleuse stratégie pour la libération de la Côte d’Ivoire est révolu. A force d’avoir clamé partout et sur les tons les plus dictatoriaux que la guerre est finie, il se retrouve aujourd’hui au pied du mur. Le temps des beaux discours et des cérémonies symboliques à coup de 800 millions de francs CFA est terminé. Bien sûr, Gbagbo dispose encore de soutiens qui croient en sa bonne foi. Mais leur nombre rétrécit comme peau de chagrin jour après jour. L’unique solution consiste à réagir et à sanctionner ceux qui le méritent. Le chef de l’Etat doit prendre les décisions politiques et économiques qui s’imposent pour libérer le pays de l’étau françafricain qui le strangule. La France a tenté de le renverser et a fort heureusement échoué. Par contre, Gbagbo, en laissant faire et en encourageant la gabegie ambiante, s’expose au courroux du peuple ivoirien. Celui-là même qui le châtiera aux prochaines élections, qu’il a à présent toutes les raisons de craindre, ce qui n’était pas le cas ces dernières années.
Alors, un peu comme George Bush qui agite la rumeur d’une prochaine attaque terroriste d’Al-Qaida sur les Etats-Unis chaque fois qu’il est en difficulté sur le plan intérieur, le pouvoir FPI ressort aujourd’hui de ses tiroirs le spectre d’un imminent coup d’Etat fomenté par la France et ses vassaux du RHDP, pour essayer de remobiliser sa base durement éprouvée et ayant perdu confiance quant aux capacités et à la volonté du président de la République de sortir de la crise et d’appliquer les principes d’une bonne gouvernance. Difficile cependant de convaincre l’opinion du bien-fondé de ces accusations lorsque l’on s’entête à nager à contre-courant de la volonté populaire qui exige depuis belle lurette le départ des troupes françaises de Côte d’Ivoire, et que l’on déplore à mots couverts n’avoir «pas encore reçu d’invitation» pour une visite officielle en France qui n’est pas exclue de l’ordre du jour, comme l’a confirmé Laurent Gbagbo dans une interview accordée à la télévision sud africaine SABC la semaine dernière.
Fin d’une love story
La Côte d’Ivoire a aujourd’hui besoin d’être dirigée par des hommes intègres et courageux. Des hommes qui ne se compromettent pas par des manœuvres politiciennes visant la préservation de leur pouvoir à n’importe quel prix. Parce que finalement, ce n’est pas Laurent Gbagbo et la clique de prédateurs qui l’entoure qui ont payé et continuent de payer le prix fort de cette crise qui s’éternise déraisonnablement. Les plus grandes victimes, – au-delà de ceux et celles qui ont perdu leurs vies et que le chef de l’Etat n’a d’ailleurs jusqu’ici pas trouvé bon d’honorer, alors qu’il n’a éprouvé aucune difficulté à décorer des rebelles (morts ou vivants) –, sont les populations ivoiriennes.
La loyauté à la République n’implique en aucune façon le devoir de faire inconditionnellement allégeance à Laurent Gbagbo, n’en déplaise à l’occupant du Palais du Plateau. Les tendances monarchiques du président sont dangereuses. Aujourd’hui, quiconque s’autorise à critiquer le chef de l’Etat ou même à s’interroger sur les tenants et aboutissants de ses décisions est soupçonné voire accusé de tentative de déstabilisation. Du pur bushisme, maccarthysme exponentiel. Si tu n’es pas avec moi, tu es contre moi. En lieu et place de la conviction et de la persuasion, le régime actuellement au pouvoir en Côte d’Ivoire a dorénavant recours à la coercition et aux diktats. Triste bilan, pour des gens qui ont toujours clamé placer la liberté d’expression et la liberté intellectuelle au-dessus de tout.
Laurent Gbagbo, qui avait pourtant réussi à fédérer massivement autour de lui tous les adeptes de la Renaissance du continent noir, semble bel et bien être définitivement sorti du schéma de construction d’une Afrique nouvelle, digne et libre. Côte d’Ivoire, yako !
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